Après la réautorisation de vingt-et-un projets de mégabassines en Charente-Maritime, les associations – Nature Environnement 17, SOS Rivières et Environnement et la Ligue pour la Protection des Oiseaux entre autres – s’inquiètent d’une extension de cette décision par jurisprudence, notamment en raison de l’impact écologique des mégabassines.
Plus de vingt ans après les premières contestations dans la région, la Charente, terre de mégabassines, devrait voir la prochaine sortir de terre dès 2026. La Cour d’appel de Bordeaux, contredisant le jugement du tribunal administratif de Poitiers (2021), a estimé que le risque pesant sur la biodiversité (sites Natura 2000) et sur la ressource en eau n’était pas “suffisamment caractérisé” et que la réalisation du projet, permettant le stockage de 5 millions de mètres cubes, respectait «le principe d’une gestion équilibrée et durable de l’eau». Une décision largement en dissonance avec les multiples voix qui s’élèvent contre ces projets de rétention d’eau.
Une mobilisation citoyenne et scientifique qui s’intensifie contre les mégabassines
Samedi 11 mai 2024, entre 4 000 et 6 500 personnes ont défilé dans une ambiance festive contre deux projets de mégabassines près de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme). Soutenues par 36 agriculteur·ices et la FNSEA, ces deux futures «gigabassines» de quatorze hectares pourraient devenir les plus grandes de France, avec le stockage de 2,3 millions de mètres cubes d’eau prélevés dans l’Allier.
Parmi les manifestants, des membres de l’ONG “Scientifiques en rébellion”, dont Wolfgang Cramer, écologue et directeur de recherche du CNRS qui a rejoint le mouvement fin 2022. L’heure n’est plus à la neutralité mais à l’engagement pour un certain nombre de scientifiques qui, lassés et exaspérés par l’inaction politique, vont même jusqu’à opter pour la désobéissance civile afin de dénoncer l’impact écologique des mégabassines.
La mobilisation des scientifiques en soutien aux actions de désobéissance civile n’est pas nouvelle en France. En mars 2023, en réponse aux violents affrontements qui se sont produits à Sainte-Soline et à la menace de dissolution du mouvement Les Soulèvements de la Terre, les scientifiques ont pris la parole à l’instar de Christophe Cassou et Valérie Masson-Delmotte, coauteurs du GIEC.
L’impact écologique des mégabassines
#1 Faire face aux sécheresses estivales ?
Si l’on s’en tient aux arguments avancés par les pro-bassines, de tels dispositifs permettraient d’optimiser le cycle de l’eau et de pomper l’eau des nappes phréatiques pendant la période hivernale lorsque les crues sont les plus abondantes et ainsi faire face aux sécheresses estivales.
Or, cela serait sans compter sur une perturbation du cycle de l’eau induite par le réchauffement climatique. C’est ce que le GIEC explique dans le chapitre 13 du rapport du deuxième groupe. L’eau s’évapore plus rapidement, sous l’effet de la hausse des températures, lorsqu’elle est stockée en surface : on pourrait estimer à 20-60% la quantité d’eau perdue.
A noter également, cette modification du cycle de l’eau peut se manifester par une perturbation du régime de pluie. Dans le rapport du groupe 1 du GIEC, le résumé régional sur l’Europe, les scientifiques prévoient, certes, une hausse des précipitations à l’échelle locale mais surtout une irrégularité de la fréquence et de l’intensité des précipitations. Or, plutôt que de s’infiltrer dans le sol pour recharger les nappes phréatiques, ce type de précipitation tend à simplement ruisseler sur le sol. Bilan : des hivers plus pluvieux mais des nappes hivernales plus sèches.
C’est pourquoi, les experts du GIEC estiment que le système des mégabassines, en puisant dans des nappes hivernales non rechargées, renforce encore davantage le stress hydrique, et cela devrait s’accentuer sous l’effet du réchauffement climatique. Voici un parfait exemple de “maladaptation” (lorsque la solution renforce le problème initial).
#2 Stocker de l’eau perdue ?
Deuxième argument souvent évoqué par les pro-bassines : les mégabassines permettraient de stocker de l’eau – de pluie “récupérée” – qui, de toute façon, serait perdue. Or, qu’elle soit souterraine ou courante, l’eau prévue pour remplir les réservoirs, répond à des besoins divers et vitaux (sols, plantes ou animaux), faisant partie intégrante de cycles biologiques naturels (dans des nappes et des cours d’eau) allant jusqu’au milieu marin.
C’est la raison pour laquelle pomper et stocker la ressource c’est l’empêcher de satisfaire les besoins du milieu et de l’agriculture sans compter que la rendre stagnante conduit à une dégradation de sa qualité : c’est le phénomène d’eutrophisation.
#3 Un état des réserves en eau soutenable ?
Le stockage d’eau dans des mégabassines, ou tout autre réservoir, menace la pérennité des écosystèmes et n’est pas viable, compte tenu des ressources en eau actuelles. C’est ce que prône l’étude Hydrologie Milieux Usages Climat (HMUC) demandée en novembre 2022 par le préfet de la Vienne, Jean-Marie Girier, et qui s’intéresse à l’état des réserves en eau du bassin du Clain faisant l’objet d’une trentaine de projets de stockage de l’eau. Dans 3 des 11 sous-bassins concernés par l’étude, la quantité d’eau disponible n’est pas suffisante pour ne pas perturber le cycle de l’eau.
L’accaparement de la ressource en eau
#4 Une répartition équitable ?
Le système des mégabassines ne permet, en aucun cas, une répartition optimale de l’eau stockée comme l’affirment les pro-bassines. En revanche, il conduit à une privatisation au bénéfice de quelques-uns notamment l’agro-industrie et les cultures gourmandes en eau comme le maïs et les céréales, dans un contexte de raréfaction de la ressource en eau. L’installation d’une mégabassine conduit même à une augmentation des prix des terres aux alentours, ce qui accentue, une fois de plus, les inégalités entre petits et grands propriétaires terriens.
#5 Un dispositif rentable ?
Plusieurs millions d’euros : tel est le coût estimé d’une mégabassine. Certes, à sa construction, celle-ci est largement subventionnée par l’Union européenne, l’Etat et les collectivités. L’exemple de la mégabassine de Sainte-Soline est assez révélateur : on estime le niveau des subventions publiques à 70 %.
Pour autant, le coût de fonctionnement et d’amortissement est très difficile à rentabiliser avec un système de grandes cultures. Dès lors, un tel système ne permet pas de tendre vers une simplification du modèle agricole assurant, par la même occasion, la souveraineté alimentaire de la France.
A ce propos, le Conseil économique, social et environnemental a émis un avis en avril 2023, dans lequel il appelait à « ne plus subventionner les mégabassines avec de l’argent public ».
Des alternatives aux mégabassines
Il n’existe pas de solution unique et miracle, mais les réservoirs et bassines sont ceux dont la faisabilité écologique et économique est, à l’heure actuelle, la plus faible selon une des sources citées par le groupe 2 du GIEC.
Stocker l’eau en profondeur
Pour des raisons économiques (en termes de construction des infrastructures) et pour préserver les écosystèmes d’une perturbation ou menace sur les milieux, il serait préférable d’opter pour un stockage souterrain de l’eau (c’est-à-dire retenir l’eau dans les sols), confirme Scott Jasechko, co-auteur d’une étude publiée dans la revue Nature en janvier 2024 et professeur agrégé à la Bren School of Environmental Science & Management. Cela nécessite moins de bétonnage, le soutien à des pratiques agricoles restauratrices des sols et la préservation des zones humides. L’objectif ? Permettre aux végétaux d’avoir accès à l’eau en période de sécheresse. Cette solution n’est pas, non plus, sans faille : la réduction du débit du Colorado l’empêche, aujourd’hui, d’atteindre son embouchure dans le golfe de Californie.
🔎 Développer des ouvrages de stockage plus petits (des retenues collinaires) perméables avec le milieu et se remplissant par ruissellement et non par pompage ou des systèmes d’irrigation déconnectés du réseau hydrographique pourrait constituer une solution pérenne.
Transformer nos pratiques
Il est également certain qu’une solution unilatérale de quelque nature qu’elle soit n’est pas viable à long terme. L’enjeu de la crise de l’eau et de la crise climatique est tel qu’il nécessite de déployer des moyens et des solutions systémiques pour décupler leurs impacts. Cela passe par un dialogue entre les différentes parties prenantes et un processus décisionnel démocratique.
Parmi les solutions proposées par les experts du climat: une transformation du système agricole dans son ensemble, afin de réguler et de réduire la demande en eau, une transformation des usages des sols (couverture permanente, plantation de haies et aménagement de noues) pour qu’ils retrouvent leur capacité d’infiltration et de rétention d’eau, des systèmes d’alerte sécheresse ou encore le déploiement de mesures de restriction d’accès à l’eau (frais d’utilisation ou délivrance de permis par exemple).
Plutôt que de chercher à pérenniser un modèle agricole qui a fait son temps et qui montre ses limites, pourquoi ne pas chercher à réinventer un modèle agricole moins consommateur d’eau et viable pour les agriculteurs, les consommateurs et notre environnement ?