Avec l’essor des nouvelles techniques moléculaires d’édition du génome (les NTG) en recherche fondamentale ces dernières décennies, la réflexion est engagée sur la définition des produits issus de ces techniques et l’ouverture de leur utilisation en agriculture notamment. Actuellement, cela donne lieu à nouveau à un débat au niveau européen sur la règlementation stricte des OGM, cette fois pour la régulation des produits des NTG en agriculture, et s’il faut les inclure ou non dans cette règlementation. La proposition de règlement de la Commission Européenne (CE) de juillet 2023, si elle est adoptée, exclurait une catégorie des plantes issues des NTG du champ d’application de la règlementation des OGM.
Mais qu’est-ce que les NTG et pourquoi il serait plus prudent d’appliquer le principe de précaution qui prévaut en Union Européenne lorsqu’il s’agit de les sortir du laboratoire pour les disséminer dans les champs cultivés ?
Des techniques moléculaires prometteuses mais qui ne sont pas dépourvues de risques
Les NTG regroupent les « techniques capables de modifier le matériel génétique d’un organisme, qui ont émergé ou se sont développées principalement depuis 2001 » (définition de la CE de 2021). En gros, c’est un panel de techniques moléculaires qui peuvent créer différents types de modifications dans une ou des zones ciblées du génome des animaux, humains compris, et des plantes. Les NTG ont pris leur essor à partir de 2012 suite à la mise au point de la technique des « ciseaux moléculaires » CRISPR/Cas9 par les Pr. Jennifer Doudna et Emmanuelle Charpentier, qui a fait l’objet du prix Nobel de Chimie en 2020. Ces “ciseaux” permettent de casser la molécule d’ADN pour insérer ou enlever des fractions de génome ciblées avec précision. Cela ouvre des perspectives prometteuses dans le traitement de certaines maladies génétiques (thérapie génique), en immunothérapie (traitement de certains cancers), et des applications potentielles en agriculture et biotechnologie.
En agriculture, les NTG pourraient servir à créer des plantes cultivées résistantes à certaines maladies pour réduire l’usage des pesticides (ex du blé résistant à l’oïdium créé en Chine), à retrouver des caractéristiques perdues chez les plantes domestiquées sans avoir à refaire un processus long de domestication (ex de la tomate pour avoir des variétés tolérantes à la sécheresse), à accélérer la domestication de plantes sauvages (ex la physalis), ou encore à pouvoir faire des frites sans acrylamide avec des pommes de terre génétiquement modifiées (USA) ! Avec ces techniques, il serait possible de « récupérer » des gènes qui donne des caractéristiques intéressantes aux plantes, chez d’autres variétés et une plante ancêtre pour l’insérer dans des variétés actuellement cultivées, et ça de façon rapide et précise.
L’utilisation des NTG semble prometteuse, et safe car annoncée précise. Les NTG pourraient apporter des solutions à l’agriculture pour faire face au changement climatique et réduire l’utilisation des intrants (pesticides et engrais). Alors où est le problème ? Pourquoi s’en priver ? Tout d’abord, plus les connaissances sur le génome s’enrichissent, plus on découvre la complexité de son organisation en 3D, avec des interactions potentielles entre des portions de génome parfois éloignées. Une modification dans une région du génome pourrait donc avoir des conséquences potentielles sur l’activité d’autres régions du génome.
De plus, comme toutes les techniques, les NTG ne sont pas sans risque. Certaines d’entre elles sont susceptibles de provoquer des modifications de génome non-intentionnelles dans la zone ciblée mais aussi en dehors de la cible (revues dans l’avis de l’Anses de novembre 2023). Ces modifications non désirées sont peu recherchées après utilisation des NTG car il est complexe et long de regarder dans tout le génome.
Une proposition de règlement qui est problématique sur plusieurs points
Que dit la proposition de règlement sur les NTG de la Commission Européenne ? Elle propose de classer les plantes créées par NTG en deux catégories selon une série de critères d’équivalence présentée en annexe, dont une catégorie (catégorie I) regroupant des plantes considérées comme équivalentes à des plantes obtenues naturellement ou par sélection conventionnelle, ne serait pas soumise à la réglementation européenne des OGM (directive 2001/18/CE). Publié en novembre 2023, l’avis de l’auto-saisine de l’Anses sur cette proposition présente une étude des définitions des termes employés et un examen détaillé de chacun des critères d’équivalence utilisés pour le classement des plantes issues des NTG dans la catégorie I. Ces critères sont soit mal définis ou confus, soit manquent de justification scientifique, et ils ne prennent pas en compte les caractéristiques des plantes et les éventuels risques.
En quoi adopter ce règlement serait problématique ?
- le règlement porte sur des techniques, et non sur les plantes issues de ces techniques et leurs caractéristiques,
- on recherche rarement les potentielles modifications génétiques non-intentionnelles, donc on pourrait créer et disséminer des plantes porteuses de modifications génétiques non désirées sans même le savoir,
- les plantes créées par NTG pourront faire l’objet de brevet, et donc revient la problématique de la privatisation et monétisation du vivant par les entreprises de l’agro-industrie,
- malgré ce qui est annoncé, il serait techniquement faisable de tracer les plantes créées par NTG de façon très précise à l’aide de « signatures » moléculaires. Mais les organes officiels de traçabilité seraient actuellement inactifs. Ici se pose la problématique de l’étiquetage et donc de l’information et la transparence tant pour les agriculteurs que pour les consommateurs en bout de chaîne.
La sortie du laboratoire des NTG ne fait pas l’unanimité dans la communauté scientifique
Qu’en dit la communauté scientifique européenne ? Dans un communiqué publié en ligne en décembre 2023, cette proposition de règlement de la CE a reçu le soutien d’un réseau de 6 acteurs majeurs de la recherche en Europe, le G6 Network – Excellent European Research, dont le CNRS fait partie et préside le réseau en 2024. Dans ce communiqué, le G6 fournit des éléments de contexte scientifique à la proposition de règlement. Il indique que les NTG permettraient la restauration de la compétitivité européenne en sciences végétales pour contribuer à des domaines stratégiques importants :
- avancement dans la connaissance fondamentale en biologie des plantes,
- potentiel à assurer la sécurité alimentaire dans un contexte de changement climatique,
- augmentation de la soutenabilité de l’agriculture (conventionnelle) en limitant les intrants (engrais, pesticides) et en préservant la ressource en eau tout en assurant les rendements. Cela réduirait la pollution des sols et des eaux de surface et souterraines, et réduirait le risque de développer certaines maladies chez les agriculteurs,
- amélioration de la vie des citoyens en proposant des variétés cultivées adaptées à des besoins spécifiques (exemple de certaines maladies).
En outre, le G6 propose des modifications des critères du règlement proposé par la CE pour aller plus loin dans la dérégulation, de réaliser une évaluation des risques basée sur les caractéristiques des plantes et non sur les techniques NTG, et faciliter la mise en œuvre des essais en champ. Il indique aussi qu’il est plus complexe de mettre en place la traçabilité des plantes NTG que celle des OGM classiques. Il émet également un avis sur l’utilisation des plantes NTG en agriculture biologique.
Pour appuyer la proposition de règlement de la CE, la communication va assez loin, et s’apparente à du lobbying. Début février 2024, l’Institut des Sciences Biologiques du CNRS (dont ne font pas partie les écologues) a lancé une campagne de communication publique en faveur de la dérégulation des NTG. Il y invite par e-mail interne aux directeur.rice.s de laboratoire, ses chercheurs à y contribuer avec une liste de propositions de tweets et # déjà rédigés.
Le sujet ne fait pourtant pas l’unanimité dans la communauté scientifique. En France, plusieurs écologues prennent position contre une utilisation des NTG hors des laboratoires, dans les écosystèmes. En modifiant le génome, les NTG influenceraient le processus d’évolution du vivant, et les scientifiques experts dans le domaine ne sont pas consultés.
Le principe de précaution doit s’appliquer
L’utilisation des NTG en agriculture fait débat dans la communauté scientifique depuis maintenant plusieurs années. Même s’il est tentant de voir les solutions dans les technologies, le principe de précaution devrait s’appliquer afin de laisser le temps à la recherche fondamentale de mieux comprendre l’organisation complexe du génome (en donnant des sous et des postes !), d’analyser les risques éventuels des plantes issues des NTG pour éviter de disséminer à grande échelle des plantes modifiées non tracées qui pourraient éventuellement poser problème. Une fois dans l’environnement, on ne pourra pas les y en enlever !
En attendant, il serait bon de déployer rapidement les stratégies efficaces des agricultures alternatives en agriculture conventionnelle afin de préparer les agricultures au changement climatique et ses conséquences, à l’épuisement des mines de phosphate dans un futur proche, et réduire l’usage des pesticides : comme exemples, l’agroforesterie, appliquer les principes de la permaculture, utiliser les semences paysannes de variétés rustiques et anciennes pour redonner de la diversité génétique aux cultures et donc un potentiel d’adaptation face aux changements de l’environnement (et de la diversité alimentaire pour une meilleure santé de nos chers et précieux pollinisateurs).
Des techniques agricoles simples existent depuis très longtemps. Seulement elles impliquent de changer de mode de production et revoir le système agro-industriel dans son ensemble. Tel est l’objet des revendications actuelles des paysans.